Retour 3 févr. 2025

Le deuil dans un parcours migratoire

Le travail de recherche de doctorat d’Albulenë Ukshini Sefa* porte sur la thématique de la mort et du deuil en contexte migratoire marqué par la guerre. Plus précisément, il porte sur le vécu et les actions des membres de la communauté kosovare émigrée en Suisse avant 1998, ayant vécu en Suisse durant la guerre du Kosovo et confrontée à la nouvelle de la perte de l’un de leurs membres restés au pays. Cette étude questionne l’importance que peut avoir la perte d’un être cher à distance pour les migrants transnationaux et comment cette perte peut ainsi impacter leur parcours d’intégration.

Pourquoi orienter votre recherche sur cette catégorie de population ?

Il existe une rareté de données sur le deuil en contexte migratoire, particulièrement lié au contexte de guerre. Ce type de deuil, appelé « deuil à distance »[1], s’accompagne de complexités liées à la distance géographique, culturelle et cultuelle qui modifient les rituels et la manière de gérer la perte.

J’aborde l'impact du deuil dans les familles kosovares parce que, d’une part, il s’agit d’une importante communauté en Suisse ayant un vécu migratoire marqué par la guerre, et, d’autre part, la distance temporelle – près d’un quart de siècle – qui sépare la perte d’un être cher survenue durant la guerre du Kosovo de la période où la recherche doit être menée est un atout pour essayer de trouver des traces du deuil sur du long terme dans un parcours migratoire.

J’explore comment ce deuil, souvent complexe et collectif, traverse les générations, en particulier la deuxième génération qui pour la plupart était enfant au moment de la guerre.

De plus l’actualité de notre monde, avec le déclenchement de nouvelles guerres, vient renforcer le besoin de produire des connaissances sur ce sujet pour mieux comprendre et accompagner les personnes concernées.

En quoi l’impact sur les enfants est-il si particulier ?

Dans ces familles, les enfants ont joué un rôle important en aidant leurs parents dans les démarches sociales, administratives et en portant une partie de la douleur collective. Bien que certains d’entre eux n’aient pas connu directement les défunts, le deuil est transmis de manière transgénérationnelle. Pour la deuxième génération, ce deuil se matérialise souvent à travers des expériences vécues au quotidien, telles que le fait de devoir intégrer la douleur dans leur parcours scolaire et social. L'intégration dans le pays d'accueil représente un défi supplémentaire, car ces jeunes doivent jongler entre deux réalités : celle du contexte de la guerre et le deuil et celle de leur vie dans la société d’accueil.famille guerre tv

Pendant la période du conflit, le besoin d’être à l’affût de toutes les informations en lien avec la situation du pays s’est fait ressentir (la télé allumée sur les actualités, les tentatives d’appels téléphoniques avec le Kosovo). Les circonstances pesantes amenaient les adultes à oublier la présence des enfants jusqu’au moment où leur présence persistante s’imposait et ramenait les adultes à la réalité. Un deuil par correspondance s’installe dans les familles, mettant en connexion l’ici et le là-bas. Plongés dans une ambiance de tristesse et de désarroi face à l’impuissance d’agir à distance. La tristesse étant visible, les enfants réalisaient que quelque chose dans la dynamique familiale avait changé. Bien qu’à l’époque les réseaux sociaux aient été moins développés et l’utilisation de téléphone beaucoup plus rare, la violence des images pour les enfants restait prégnante. Les enfants ont alors grandi en étant témoins indirects des pertes et des souffrances de leurs familles.

La dynamique familiale est également un facteur déterminant. Les parents, même s'ils sont eux-mêmes profondément affectés, cherchent à préserver leurs enfants du poids du passé et de la souffrance. Protéger en n’en parlant pas, mais ne pouvant quand même pas masquer les traces de la guerre et de la perte. Ce besoin de protection, la deuxième génération l’a ressenti, mais l’a amenée à vouloir chercher des réponses par elle-même.

La discussion avec les parents reste difficile, surtout avec le parent qui a perdu l’être cher. Les circonstances tragiques de décès (massacre, meurtre…) sont un élément qui vient accentuer les émotions et, dans une certaine situation, verrouiller le dialogue sur le défunt. Le besoin de se construire des souvenirs se fait ressentir chez la deuxième génération, qui tente non seulement de prendre part à cette histoire familiale et de faire des connexions avec les figures des défunts, mais qui cherche surtout une vérité sur ce qui s’est vraiment passé.

En quoi le processus de deuil est-il plus compliqué en tant que migrant ?

La notion de distance joue un rôle essentiel pour le migrant, qui ne peut être physiquement présent aux funérailles du défunt ni aux commémorations dans son pays d’origine. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence : un contexte de guerre, des difficultés socio-économiques ou encore des obligations familiales, comme la scolarisation des enfants. Cette situation peut être source de frustration pour le migrant, qui peut alors chercher à compenser la distance en reproduisant les rituels funéraires dans son pays d’accueil, en tenant compte des possibilités locales. Cela peut ainsi conduire à un réaménagement des pratiques rituelles.

L’un des aspects les plus poignants de cette situation est le manque de reconnaissance de la douleur, aussi bien dans le pays d'accueil que dans le pays d'origine. Dans le cas de mon étude en particulier parce qu'aucune justice n’a été rendue pour les victimes de la guerre du Kosovo. Il n'y a souvent pas de procès et dans certaine situation pas de retrouvailles des corps, ce qui rend complexe le processus de deuil.

La culpabilité joue également un rôle central dans le vécu des migrants, qui se sentent souvent responsables de ne pas avoir pu sauver leurs proches restés dans le pays en guerre. Ce sentiment de culpabilité persiste même après la migration, et certains migrants éprouvent un besoin profond de reconnaître la perte de leurs proches, malgré la distance et les difficultés à y faire face.

Le concept d’instauration des morts[2] est très important, car il vient réguler le deuil. C’est par ce processus d’accompagnement à plus d’existence que les morts agissent sur la vie des vivants. (Despret, 2015, p.15). Lors de la perte d’un proche en contexte migratoire, les rituels et les mémoires des défunts ne peuvent pas toujours être transmis de manière traditionnelle. Les migrants, souvent coupés de leurs racines culturelles, développent des stratégies de mémoire, telles que la création d’objets ou l’insertion des défunts dans des photos familiales grâce à la technologie. L’instauration par le rêve vient accomplir une mission précise et impacter la vie de celui qui le fait. Le défunt intervient dans le rêve et le vivant donne un sens à cette intervention en fonction de son contexte de vie.

Cette réinvention des rites funéraires reflète la tension entre l’obligation de se souvenir des morts et la nécessité d’oublier pour continuer à s’adapter à une nouvelle vie dans le pays d’accueil.

L’enjeu de l’intégration

L'intégration des populations migrantes, en particulier des enfants de deuxième génération issue de familles qui ont vécu la guerre et le deuil est une question complexe. Le concept d'intégration est souvent mal compris. L'intégration dans ce contexte ne se limite pas à l'apprentissage du français et à l’insertion dans le marché du travail ; elle inclut aussi un processus plus complexe de gestion du deuil et de la souffrance liée aux traumatismes vécus dans le pays d'origine. Le deuil, qu’il soit vécu directement ou transmis de génération en génération, fait partie intégrante de ce processus d’intégration, qui implique un équilibre délicat entre se conformer aux attentes de la société d'accueil et préserver son identité culturelle et cultuelle.

L’intégration des enfants, notamment ceux issus de migration marqué par la guerre, est un défi supplémentaire dans le cadre scolaire.  Ces enfants sont confrontés à des tensions d’une part des attentes de réussite scolaires de la part de leurs famille, d’autre part des obligations familiales, ce qui ne facilite pas la manière d’y répondre.

À cela s'ajoute la souffrance du deuil non exprimé, notamment lorsque des enfants viennent de familles où des proches ont été perdus dans des conflits violents. L'école, bien que sensibilisée aujourd’hui à ces enjeux, n’a pas toujours su répondre de manière adéquate par le passé, et le soutien scolaire semble encore insuffisant face à la souffrance psychologique de ces jeunes.

Dans certaines circonstances où la famille se trouvait dans une situation irrégulière, le besoin d’échanger sur son histoire devait se restreindre face à la peur d’être expulsée, ce qui complique encore leur intégration.

La société attend des migrants qu'ils se conforment aux normes, notamment en apprenant la langue et en trouvant un emploi, mais sans prendre en compte la complexité des traumatismes auxquels ils sont confrontés. Les stratégies de survie, élaborées au sein des communautés, peuvent parfois être mal perçues comme des signes de non-intégration, alors qu’elles sont souvent des mécanismes de résistance et de subsistance face à des conditions de vie difficiles.

Quels sont les axes à développer au niveau des institutions, des travailleurs sociaux ?

Les travailleurs sociaux et les institutions publiques jouent un rôle central dans l’accompagnement de ces familles. Mais il ne suffit pas seulement d’assurer un soutien immédiat, il est crucial d’adopter une approche plus globale et de longue durée, prenant en compte les cicatrices du passé. Je plaide pour une meilleure coordination entre les différents acteurs de l’intégration, notamment les écoles, les travailleurs sociaux et les autorités locales. Il est essentiel de favoriser un environnement où les familles migrantes peuvent se sentir pleinement accueillies et intégrées, sans crainte d’être discriminées ou marginalisées.

Une des propositions avancées est la mise en place d’outils pédagogiques et de dispositifs d’accompagnement pour aider les enfants à vivre leur deuil de manière constructive. Cela inclut l'utilisation de supports comme des livres ou des jeux de cartes qui aident à aborder la question de la mort et du deuil avec les enfants. L'idée est d'utiliser l'art et la culture comme levier pour permettre aux jeunes générations de mieux comprendre et gérer leurs émotions.

Il faut rester attentif également à la question de l’accompagnement des travailleurs sociaux eux-mêmes. Ces professionnels, qui sont souvent les premiers à être confrontés aux souffrances des migrants, doivent aussi être soutenus et formés à gérer le deuil et les traumatismes, non seulement des bénéficiaires, mais aussi les leurs. Ils doivent pouvoir aborder ces questions sans distance excessive, tout en maintenant un équilibre entre professionnalisme et humanité. Il est crucial que les travailleurs sociaux puissent, eux aussi, trouver un espace pour exprimer leurs émotions et recevoir un soutien.

En conclusion, je pense qu’il faudrait favoriser une approche holistique de l'intégration, prenant en compte non seulement les besoins matériels et linguistiques des migrants, mais aussi leur bien-être psychologique. La gestion du deuil, souvent transgénérationnelle, est une clé essentielle pour réussir une intégration véritable, qui ne se limite pas à une simple conformité aux attentes de la société d'accueil, mais qui inclut aussi la reconnaissance des blessures passées et le soutien nécessaire pour les surmonter. 

 

[1] Conceptualisé et développé par Rachédi et Halsouet (2017)

[2] Conceptualisé et développé par Despret (2015)

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                             Albulenë Ukshini Sefa


*Albulenë Ukshini Sefa est doctorante en travail social à l’Institut Transdisciplinaire de Travail Social (ITTS) de l’Université de Neuchâtel, où elle mène une recherche sur la mort et le deuil en contexte migratoire marqué par la guerre.

Elle est titulaire d’un Bachelor et d’un Master en travail social, et a suivi des formations continues (CAS et DAS) en psychiatrie sociale, santé mentale et médiation culturelle. 

Son parcours est enrichi par l’expérience sur le terrain : elle a exercé au sein d'institutions sociales à Genève, notamment à l'Hospice général (Hg), ainsi que dans le canton de Vaud, au sein des centres sociaux régionaux (CSR).

Parallèlement à sa carrière académique et professionnelle, elle est une actrice engagée sur la scène politique. Conseillère communale à Gland, co-présidente de la section PS locale, et membre du comité des Femmes Socialistes Vaudoises (FSV), elle contribue activement à plusieurs commissions pour promouvoir l’intégration et la culture.

 

 

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