En presque trois ans, Genève a accueilli plus de 6’500 personnes réfugiées d’Ukraine, selon un quota de 5,8 % attribué au canton par la Confédération. Si certaines sont reparties, 3’750 sont à ce jour dans le dispositif de l’Aide aux migrants de l’Hospice général et la moitié d’entre elles sont en âge de travailler. Au fur et à mesure que le conflit s’enlise, ils et elles cherchent à reconstruire leur vie ici. Un long chemin qui passe par la socialisation, l’apprentissage du français, la recherche d’un logement et d’un travail.
C’est aujourd’hui sur l’emploi que se focalisent toutes les attentes. À Berne, on s’alarme du faible niveau d’intégration professionnelle de ces personnes et la pression augmente sur les cantons pour inciter cette population à travailler. Qu’en est-il vraiment à Genève et quelles sont les difficultés qui freinent l’accès au marché de l’emploi ? Nous avons posé ces questions à Amélie Cittadini, cheffe du service accompagnement individuel et intégration sociale, responsable des permis S.
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Encourager les personnes titulaires d'un permis S à trouver un travail, n’est-ce pas une priorité à Genève ?
Amélie Cittadini (AC) : Si évidemment, mais au début nous ne savions pas si ces personnes avaient l’intention de rester à Genève ou envisageaient un retour au pays. Nous leur proposions toutefois des cours de français dès leur arrivée. Durant la première année, toutes les forces de l’Hospice général ont été mobilisées pour accueillir et héberger ces personnes dans un contexte de pénurie chronique du logement. Il a fallu se réorganiser entièrement et engager massivement du personnel pour assurer nos missions. Nous avons ensuite construit progressivement un dispositif d’insertion professionnelle. Une fois que les personnes avaient atteint un certain niveau de français, celles-ci étaient accompagnées par un conseiller ou par l'office cantonal de l'emploi (OCE). Il faut aussi noter que le permis qui leur est délivré est toujours provisoire, ce qui ne les aide pas à se projeter.
Le permis S donne pourtant le droit d’exercer une activité lucrative ?
AC : Oui, mais à condition d’obtenir une autorisation de l’office cantonal de l’inspection et des relations du travail (OCIRT) à Genève. Et cela peut prendre un certain temps: une entreprise qui souhaite engager une personne titulaire d’un permis S doit demander une autorisation à l’office cantonal de la population et des migrations (OCPM), qui la transmet ensuite à l’OCIRT pour vérifier si les conditions de travail et de rémunération usuelles sont respectées, et cela même pour un stage. Même si le but de lutter contre la sous-enchère salariale est louable, certaines personnes n’ont pas pu être engagées en raison de la durée de cette procédure. Les délais devraient heureusement se raccourcir.
Comment expliquer un taux d’emploi moyen des permis S de 14 % à Genève contre 28 % dans le reste du pays ?
AC : Le taux d’emploi est bas mais il ne stagne pas. En un an, il est passé de 9,9 % à 14 % à Genève. Certains cantons ont peut-être rapidement mis en place un système d’incitation financière ou de sanctions pour inciter des personnes à travailler. À Genève, nous avons privilégié l’encouragement vers l’emploi. Genève a aussi un taux de chômage plus élevé que d’autres cantons. Mais il existe surtout jusqu’ici de nombreux freins.
Quels sont ces freins ?
AC : L’accès au marché de l’emploi est encore freiné par le caractère provisoire de la situation. 70 % sont des femmes, certaines avec des enfants en bas âge et les solutions de garde manquent. La reconnaissance des diplômes reste compliquée, mais c’est surtout la maîtrise de la langue qui constitue le principal obstacle dans un canton qui n’offre que très peu d’emplois dans les secteurs primaire et secondaire.
Mais il y a aussi des raisons de se réjouir ?
AC : Oui ! Cette population est très volontaire et bien formée : 40 % ont un niveau universitaire avec des profils proches de ceux qui sont recherchés dans notre économie. Grâce à la mise en place d’un plan d’action cantonal, nous travaillons désormais avec l’OCE, la Fédération des entreprises romandes (FER), la Chambre de commerce, d'industrie et des services de Genève (CCIG) et de nombreux partenaires pour mettre en place des formations, des stages et créer des contacts avec les entreprises pour accélérer la prise d’emploi. C’est un travail de fond auprès des entreprises pour les convaincre de la qualité des profils proposés et leur faire prendre conscience de leur responsabilité sociale.
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Reprendre sa vie en main et retrouver l’estime de soi
Olena était économiste dans une banque, Sergii enseignait les langues et avait ouvert sa propre école. Deux destins bouleversés par la guerre, uniques mais si proches dans leur chemin de reconstruction vers une nouvelle vie à Genève. Leur but : travailler, devenir autonomes financièrement et trouver leur place parmi nous.
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Arrivés du centre d’enregistrement de Boudry, ils ont été provisoirement hébergés à Palexpo avant d’être logés - dans une famille d’abord - en appartement ensuite pour elle et dans un centre collectif pour lui en attendant de pouvoir rejoindre sa famille. Leur première année d’exil, ils l’évoquent pudiquement. Elle fut vécue péniblement, dans un provisoire qui dure, physiquement présents mais l’esprit entièrement pris par la guerre. « Pendant toute la première année ici, je passais tout mon temps sur mon téléphone » explique Olena. De même, Sergii vivait « comme en apnée des heures durant, les yeux rivés sur les nouvelles diffusées en continu. J’ai dû supprimer l’application pour pouvoir enfin respirer et me tourner vers l’avenir ».
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Couper les ponts avec le passé a été un acte essentiel pour s’ouvrir à leur nouvel environnement, pouvoir créer des liens et envisager progressivement un futur. Cela ne s’est pas fait d’un coup pour Olena, qui a traversé une période de dépression, ce qu’elle explique avec un peu de gêne. Mais grâce aux rencontres, à tout un réseau qui s’est peu à peu organisé, elle est arrivée à être plus sereine : « On m’a beaucoup aidée et aujourd’hui je suis fière de pouvoir me reconstruire en offrant aussi quelque chose en retour. Je participe à des concerts de danse et de chants ukrainiens, je donne des cours de nutrition dans une association d’aide ukrainienne et m’occupe occasionnellement de la caisse d’un club de basket ».
Le reste du temps, elle exerce son français. C’est d’ailleurs la langue qu’elle cite comme la principale difficulté rencontrée dans son parcours : un long apprentissage qui retarde la possibilité de s’émanciper. Un obstacle qu’elle est en passe de franchir : Olena suit aujourd’hui une mesure d’insertion professionnelle dans le but de trouver rapidement un emploi. Le travail est pour elle le moyen de se sentir enfin libre et de reprendre en main sa vie qui, « c’est décidé et clair depuis un an dans ma tête : je veux la vivre ici ».
Sergii, lui, s’est heurté à la difficulté de faire reconnaître ses diplômes. L’expérience n’entrant pas en ligne de compte, il faut passer par des évaluations et faire valider des crédits. En revanche, ses facilités linguistiques lui ont rapidement ouvert des portes et la volonté de s’en sortir lui a permis de décrocher un poste d’enseignant-traducteur en contrat à durée déterminée à IPT, une fondation spécialisée dans l’insertion professionnelle ; un travail qui lui redonne l’estime de soi « je suis fier de devenir indépendant financièrement, d'offrir en retour quelque chose à ce pays qui nous donne tant et de pouvoir dire à ma fille que je travaille, que nous allons vivre sous le même toit et commencer à suivre notre propre chemin à Genève ».
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*Cet article est extrait du N°1 du journal de l'Hospice général, Les uns & les autres. Pour lire le numéro en entier, cliquez ici.