Artiste-interprète des arts de la scène, performeuse, dramaturge et mère de famille ! C'est ainsi que Jacqueline Ricciardi aime à se présenter. Elle nous parle du projet qu'elle a mené dans le cadre de Résidences croisées, un programme culturel de l'Hospice général visant à soutenir des artistes genevois.
Vous avez une longue carrière derrière vous. Pourquoi vous intéresser aujourd’hui à la question de l’art comme forme de « care » ?
La pandémie a clairement été un élément déclencheur. Ce fut une période pendant laquelle certaines problématiques auxquelles j’avais été constamment confrontée ont été exacerbées. Notamment celle de trouver une façon de lier mon propre travail de « care », en qualité de mère de famille, et mon travail de comédienne.
Mais surtout cette crise sanitaire m’avait poussée à m’interroger sur le caractère essentiel que revêt ou non la culture à l’heure à laquelle des milliers de personnes faisaient la queue, ici à Genève, pour recevoir un sac de vivres d’une valeur de CHF 20.-. Pour les personnes qui n’ont pas baigné dans un terreau culturel, la culture représente-t-elle un besoin essentiel comme avoir un toit, manger, avoir des relations affectives ?
Qu’entendez-vous en fait par la notion de « care » ?
Pour moi, le « care » est une façon de prendre soin des autres, de soi, à travers des tâches domestiques, éducatives ou des soins à la personne. On considère que les hommes effectuent généralement des travaux « productifs », alors que ceux d’une majorité de femmes sont de l’ordre du « reproductif ». J’entends par là qu’il s’agit pour elles de maintenir en l’état ou de maintenir vivant.
Est-ce la femme ou l’artiste, ou les deux, qui parle en vous avec un tel projet ?
Les deux, puisque ma situation alimente une double frustration : celle de ne pas être rémunérée pour mon travail de mère et celle d’être mal rémunérée pour celui d’artiste. Mais il s’agit aussi du manque de considération de chacune de ces deux sphères pour l’autre, tant le déni est fort des deux côtés.
Comment avez-vous procédé pour mener ce projet ?
J’ai rencontré individuellement une dizaine d’usager-ères de l’Hospice général qui avaient choisi de s’inscrire à mon projet. Pour les entretiens, chacun-e devait apporter une œuvre, ou sa simple évocation, qui l’avait aidé.e à prendre soin de lui ou d’elle-même. Basée sur un protocole précis comportant une demi-douzaine de questions, ces entretiens ont fait l’objet d’enregistrements audio.
Avez-vous été surprise par les échanges que vous avez eus avec ces personnes ? Si oui, lesquels ?
Une personne m’a par exemple expliqué que son œuvre d’art est tout simplement sa propre vie. Une autre m’a dit utiliser ses livres pour surélever ses plantes. Une autre considère que la véritable artiste n’est autre que la nature. Les réponses étaient en général senties, issues de réflexions articulées. Une personne a très justement dit que l’art est une question de perception. D’autres ont même pleuré. C’était très émouvant et c’est bien la preuve que l’art permet d’atteindre certains nœuds, certaines fragilités.
En quoi cette expérience des Résidences croisées diffère-t-elle d’autres expériences que vous avez eues en qualité d’artiste ?
Il s’agissait presque là d’un travail anthropologique, c’est-à-dire qu’il s’agissait d’amener une population qui n’a pas de pratiques culturelles ou artistiques à se prononcer sur ce que sont l’art et ses possibles fonctions. En fait, je ne cherchais pas de réponses, je désirais juste amener les personnes que j’ai rencontrées à se poser ces questions. C’est le chemin qui est important, tout n’a pas besoin d’être expliqué.
Pour certains publics, le plus difficile reste de franchir les murs d’institutions culturelles. On ne se sent pas chez soi lorsque l’on ne possède pas les codes. Ma propre expérience sous-tend ces réflexions. En effet, je ne suis pas née dans une famille dont le milieu socio-culturel permettait de considérer la fréquentation de lieux culturels comme acquis. J’ai donc envie de décloisonner tout cela. N’oublions pas que l’écosystème des arts vivants est aujourd’hui régi par une culture néo-libérale.
Par ailleurs, en tant qu’artiste on travaille souvent en vase clos. Or, le fait de rencontrer des bénéficiaires de l’Hospice général est en cohérence avec les questions que je me pose. J’amène aussi mon public, ici les bénéficiaires, à être actif par rapport au projet que je lui propose. En effet, en croisant les notions de « care » et d’art, cela permet de remettre de l’humanité dans l’art et de ne pas se limiter à théoriser. Dans ce projet, les gens font référence à leur propre vie.
Quelle forme allez-vous donner au matériel que vous avez récolté ?
Ces entretiens représentent environ 15h d’enregistrement. Je suis en train d’en tirer les extraits les plus pertinents pour monter un podcast d’environ 45 minutes. J’aimerais que lors du vernissage de ce podcast, les personnes que j’ai rencontrées soient également présentes. Je me sens redevable de ce qu’elles m’ont apporté.